C'est bel et bien sur l'autoroute de la nostalgie que Tomoya Asano roule à toute allure depuis quelques années. Après s'être subtilement inspiré de Live A Live pour donner vie à Octopath Traveler et sa désormais célèbre HD-2D en 2018, le producteur s'est également distingué en 2021 avec la sortie de Bravely Default 2, vibrant hommage aux héros de la lumière des premiers Final Fantasy. Avec Triangle Strategy, son équipe s'attaque à deux grands mythes de l'histoire de Square Enix pour suivre les traces du regretté Yasumi Matsuno. Entre Final Fantasy Tactics, Tactics Ogre et Fire Emblem, Triangle Strategy nous renvoie à une ère où la 3D isométrique et les écrans cathodiques sentaient bon la modernité. Bref, cette fameuse époque que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, et que les anciens ne veulent pas oublier.
Retour aux sources
En marge de la sortie de Triangle Strategy, nous vous proposons un petit retour aux sources avec la mise en ligne du Test de Tactics Ogre écrit en 2011 par Sacha, à l'occasion de la sortie de la version PSP. Une lecture utile pour (re)découvrir un chef d'œuvre du Tactical RPG.
Les noces pourpres
Avec ses décors colorés et ses personnages représentés dans un style pixel art résolument rétro, Triangle Strategy, comme n'importe quel RPG tactique japonais se réclamant de cette époque, pourrait passer pour une aventure enfantine. Les apparences sont parfois trompeuses et les premiers chapitres de cette grande fresque historique ne trahissent pas le genre : après une période de paix précaire, le sang s'apprête à couler à nouveau dans les plaines de Norzélia, renvoyant les anciens aux heures les plus macabres de la Grande Guerre du Sel et du Fer. Cette même guerre qui a opposé pendant plus de 30 ans le Duché d'Aefrost au Nord, Hyzante à l'Est et le Royaume de Glenbrook à l'Ouest.
Le joueur suit les aventures de Serenor Wolffort, fils de Simon et héritier de la Maison Wolffort, promis à la jeune Frederica Aesfrost dans un futur mariage (arrangé) réunissant ces deux familles que tout oppose. Alors qu'un compromis commercial avait été trouvé à la faveur de l'exploitation commune d'une mine, ciment de cette fragile armistice, les événements dégénèrent jusqu'à un point de non retour : la guerre est déclarée. Avec ses dizaines de personnages introduits en peu de temps et ses copieuses séquences de dialogues sur fond de géopolitique, de trahisons et de retournements d'armures, Triangle Strategy offre de premières heures de jeu difficiles à appréhender pour qui serait un peu distrait. C'est pourtant un vibrant hommage à la fantasy la plus classique qui soit, politique, radicale, et sans concession pour les personnages qui avaient pourtant une place toute particulière dans votre cœur. Avec son casting en or et ce jeu de conquête représenté sur une jolie carte qui n'est pas sans rappeler Game of Thrones, difficile de trouver un meilleur ambassadeur dans la catégorie « Meilleur scénario ».
L'art de la guerre
Inaugurée avec Octopath Traveler en 2018, la technologie HD-2D, qui fait aussi le bonheur des différents remakes en cours de production chez Square Enix, est un nouvel argument de choix dans Triangle Strategy. Subtile mélange entre environnements en 3D, effets visuels très modernes et sprites de personnages très contrastés et tout droit issus des années 90 — mais au rendu « flou », le style colle parfaitement à l'exercice. Fatalement, avec un tel parti pris graphique, les enjeux et les scènes les plus tragiques ne sont pas toujours aussi spectaculaires qu'escompté. Pourtant, Square Enix et Nintendo ont mis les petits plats dans les grands en proposant un doublage quasi-intégral de très bonne facture (en Anglais comme en Japonais), ce qui, avec les somptueuses illustrations des personnages dont le menu d'unités nous gratifie, contribue à renforcer le sentiment d'attachement à chacun des héros de l'escouade Wolffort.
Certains joueurs regretteront la proposition de « réduire » le casting à une vingtaine de héros pour lui préférer le très large éventail de personnages proposé dans un Fire Emblem (et ses terribles morts permanentes à l'issue des combats). À titre personnel, j'ai toujours eu une préférence toute particulière pour les aventures qui parviennent à raconter de belles histoires, des romances interdites, des amitiés gâchées et des deuils inconsolables au sein d'une petite bande. À chaque nouvel arrivant — dont la condition d'entrée dans votre équipe dépend de vos actions et de vos choix — on se plaît à découvrir son look, sa spécialité, et dans un esprit très shônen parfois un peu caricatural, la raison de sa présence dans l'équipe.
#BalanceTesConvictions
Cet esprit d'équipe marqué par des tempéraments et des caractères bien trempés prend tout son sens lors des séquences marquant un véritable tournant narratif dans l'aventure. Ces « routes » tracées par les différentes actions, dialogues et choix dictés par le joueur font de Triangle Strategy une expérience propre à chacun. Avant chaque bataille majeure, Serenor, qui tient entre ses mains le destin de toute une nation, s'en remet à l'avis de ses camarades pour décider, comme dans toute bonne démocratie qui se respecte, du chemin à tracer. Bien sûr, quelques séquences d'investigation permettront de trouver des indices et des arguments pour tenter d'influencer le choix du reste de l'équipe et faire pencher de votre côté la Balance des Convictions. Chaque mort, chaque coup porté, chaque petite phrase, vous savez, celles que l'on regrette quelques secondes après les avoir prononcées, pourraient avoir une incidence sur la suite de l'épopée. Pourraient ? Oui, pourraient, car à vrai dire, à moins de se lancer dans une seconde partie, il est difficile de cerner à quel moment, exactement, tout est parti en vrille. Cette aura mystérieuse, qui surplombe la fresque se dessinant pendant la trentaine d'heures nécessaire pour voir votre fin d'aventure, est peut-être la plus grande réussite de Triangle Strategy.
On en oublierait presque les qualités indéniables de son gameplay qui pourtant ne révolutionne pas le genre, mais lui rend parfaitement hommage. Une dizaine de personnages à positionner sur l'échiquier parmi ceux de votre garnison, des spécialisations et des compétences complémentaires qui demandent un peu de réflexion avant chaque joute en fonction de la topologie et des forces adverses en présence, et une attention particulière portée au positionnement de chaque guerrier pour engendrer un maximum de dégâts... La personnalisation des bataillons reste limitée et sans véritable arsenal, avec seulement quelques accessoires à équiper, des améliorations de statistiques et trois niveaux d'évolution. Les habitués seront en pantoufles mais les néophytes verront en Triangle Strategy un chouette rite initiatique avant de se lancer dans des expériences tactiques plus tentaculaires.
Petit bijou d'écriture, Triangle Strategy ne révolutionne en rien le Tactical RPG, mais était-ce seulement son ambition ? C'est une déclaration d'amour à peine dissimulée qui s'appuie sur les bases très solides de ses grands frères pour dépoussiérer le genre tout en introduisant une dimension narrative à choix multiples efficace. On s'attache à son casting de premier choix, tout en imaginant les rencontres manquées, celles qu'on aurait vécues en empruntant une autre route. Porté par une réalisation technique irréprochable, Triangle Strategy s'impose aujourd'hui comme un incontournable de la Switch, et s'imposera demain encore comme le digne héritier de Final Fantasy Tactics.