Interview : Rémi Lopez, auteur du Monde Selon Final Fantasy
Décryptée depuis plus de 35 ans, la série Final Fantasy a fait l'objet de nombreux et copieux ouvrages publiés chez Third Editions. Pour la première fois, la maison d'édition installée depuis bientôt 10 ans à Toulouse expérimente une nouvelle formule avec « Le Monde Selon Final Fantasy ». Dans ce livre paru le 1er décembre 2022, l'auteur Rémi Lopez (également auteur de « La Légende Final Fantasy VIII ») se lance dans une analyse philosophique et mythologique passionnante, pleine de maturité. Pour célébrer la sortie de l'ouvrage, toujours disponible, j'ai posé 6 questions à Rémi Lopez pour en savoir plus sur la genèse de ce projet un peu fou, son rapport à la série et ses attentes concernant Final Fantasy XVI. Bonne lecture !
Bonjour Rémi ! Pour commencer en douceur, pourrais-tu me raconter ton parcours de joueur de Final Fantasy ? Avec quel titre as-tu plongé dans la série ? Quel est celui qui t’a le plus marqué à l’époque de sa sortie, et celui qui a une place particulière dans ton cœur aujourd'hui ?
Rémi Lopez : D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours aimé les jeux-vidéo. Mon frère avait résolu le conflit Nintendo/Sega en ayant les deux consoles, et tout petit j'ai profité de Super Mario World comme de Streets of Rage. J'ai eu un avant goût de la grande aventure du RPG japonais avec Illusion of Time et Mystic Quest (Final Fantasy USA), qui pour ce dernier est techniquement mon premier Final Fantasy. Techniquement ! Mais déjà, je faisais une différence entre les jeux typés arcade, plates-formes, qui se finissent en une heure et les autres où tu pouvais sauvegarder, et qui s'étendaient sur des dizaines. J'avais un appétit pour ça, les musiques, aussi, revêtaient une certaine importance. Quand j'ai eu la Playstation, je me suis retrouvé avec FFVII dans les mains complètement par hasard (comme quoi, ça se joue à rien !). Ça a été une expérience formatrice, il s'est clairement passé un « truc » que même aujourd'hui je ne peux pas expliquer clairement. Je pense que toi comme les lecteurs de Final Fantasy Ring savent de quoi je veux parler. J'étais encore à l'école primaire à l'époque, mais j'en ai parlé à tous mes amis, je les ai presque « convertis », je passais mon temps à dessiner les personnages, imaginer ce qu'on ne montrait pas, raconter que j'avais trouvé une invocation qui n'existait pas et vu mes potes s'échiner à fouiller le jeu en vain.
Ça a été évidemment le début d'une grande histoire d'amour avec la franchise et le J-RPG en général, à tel point que je n'ai joué presque exclusivement qu'à des jeux du genre jusqu'à la génération PS3/360, où ça a commencé à être la disette. Mais quelque part, cela m'a permis de m'ouvrir à tout un tas d'autres registres. Ça ne m'a pas empêché de continuer à apprécier les J-RPG nouveaux comme anciens : récemment j'ai rejoué à Shadow Hearts 2 (le premier est un de mes jeux préférés), j'ai terminé plusieurs fois SaGa Frontier Remastered, et je compte me remettre à The Last Remnant.
Bien que Final Fantasy VII ait évidemment une place particulière dans mon coeur, j'ai arrêté de me poser la question de savoir quel était mon épisode préféré après avoir changé d'avis quatre ou cinq fois. Ça m'exaspère de voir des classements typés « top 10 » ou des trucs du genre, comme si à un certain niveau, l'art pouvait être noté ou placé sur une échelle numérique. Il y a des épisodes que j'aime moins que d'autres bien sûr, mais je ne pense pas qu'il y en ait un au-dessus de tous les autres, d'un point de vue objectif comme personnel. Plus que des qualités, chacun a sa propre identité, qui le rend difficilement comparable aux autres en termes de « valeur ». Je ne mets pas sur une échelle ce que je ressens devant l'intro de FFXII (qui est prodigieuse) et la dernière scène de feu de camp de FFXV (qui est bouleversante). Le plus important, je pense, ce qui atteste de notre affection pour ces jeux, ce sont surtout les souvenirs qu'ils nous ont laissés. Au fond, les classements, ça sert surtout à les évoquer, non ?
À quand remonte la genèse de cet ouvrage — assez original au sein de la collection Third Editions – et quelle méthodologie as-tu utilisé pour en arriver à un livre aussi riche, précis et analytique ?
Rémi Lopez : C'est vrai qu'il est assez différent des autres, et notamment de ceux que j'ai écrits depuis 2013. Third Editions ont depuis le départ une « formule » pour leurs ouvrages, un découpage univers/création/décryptage qui cherche à être complet, à ne pas laisser d'angle mort. Vu que les gars me connaissent depuis longtemps et qu'on évoquait régulièrement ce qui allait devenir « Le Monde Selon Final Fantasy », on savait très tôt que le livre sortirait des clous. Le projet a progressivement germé dans un coin de mon esprit pendant des années. C'est un peu comme si j'en avais les couleurs, mais que les formes mettaient du temps à apparaître. J'avais évidemment envie d'écrire quelque chose sur le RPG japonais en général, et Final Fantasy allait en être la vitrine évidente. J'évoque pas mal d'autres titres dans le livre, c'est pour ça que le sous-titre est « Le RPG japonais comme mythe moderne ». C'est l'idée. J'avais en tête de trouver les raisons pour lesquelles ce genre de jeux, d'aventures à grande échelle, comme je les appelle, avaient un tel pouvoir de fascination sur moi et sur bien d'autres. J'avais des bribes d'idées et remarqué ça et là des symboles et thématiques communes, mais pas encore de quoi en dresser un argumentaire, encore moins une théorie ! Quand je me suis mis à lire Joseph Campbell (bien au-delà du « Héros au Mille et un Visages », même si ce bouquin est formidable), puis Carl Jung, Mircéa Eliade ou Erich Neumann, il y a eu toute une suite de « ah AH ! » que j'étale dans le livre en rapprochant des citations directes avec des passages précis de certains jeux ; le fait qu'on soit sensibles aux mêmes symboles depuis cinq mille ans, ce n'est pas anodin. Qu'il faille ensuite chercher leur pertinence dans la psychanalyse ou la mythologie comparée, c'en est une autre. C'est déjà plus « velu », intellectuellement, mais je me suis efforcé d'être le plus clair et agréable à lire possible pour ne pas submerger ceux qui n'ont pas l'habitude de croiser des termes comme « anima », « persona », « ouroboros » (non, pas l'attaque de Bahamut), etc.
Donc la difficulté principale a été de choisir l'angle, d'une part, et de mettre en forme l'ouvrage correctement pour être cohérent. En prenant une thématique de chaque jeu, je pense avoir dressé un bon panorama de l'essence du RPG japonais en général. À plusieurs reprises, j'ai voulu traiter les idées de trois façons différentes : mythologique, psychologique, et pratique. Et pour beaucoup de thèmes abordés dans le bouquin, j'opte pour cette façon de faire. Ça n'est pas la seule valable, évidemment, mais c'est comme ça que j'ai choisi de faire, personnellement, notamment pour le chapitre sur Final Fantasy II. C'est un cliché très répandu du J-RPG de voir le village des héros partir en fumée, mais au fond ça correspond au nécessaire et inévitable départ de la sphère de confort pour avancer dans la vie. On connait tous cet évènement un jour ou l'autre, ou sinon on ne mûrit pas. Cela fait partie du voyage du héros parce que cela fait partie du récit humain avant tout ; ici, l'idée de devoir nécessairement se confronter à une difficulté, au monde extérieur au moment de quitter le foyer familial. L'histoire d'Adam et Eve fait que deux naïfs se rendent compte qu'ils sont fragiles une fois qu'ils se détachent de la tutelle parentale (ils ont honte quand ils découvrent qu'ils sont nus) et font face aux dures réalités de la vie une fois hors de l'Eden ; leur angoisse est compréhensible, car une fois hors de sa sphère de confort, matérielle, familiale ou intellectuelle, on a tous les feux au rouge par instinct de survie ; mais c'est en faisant l'effort d'aborder l'inconnu que l'on étend cette même sphère de confort et de sûreté, qu'on construit de nouvelles habitudes, la conquête de ce qui faisait peur. Tu vois, mythe, psycho, pratique. Les mythes sont des archétypes de l'expérience humaine, même la plus banale. Je dirais même surtout la plus banale.
Les quatre cristaux, les quatre éléments et les quatre dragons sont au cœur des origines de Final Fantasy, premier du nom. Quel regard portes-tu sur la tentative de réinvention du mythe proposée il y a peu par Stranger of Paradise ?
Rémi Lopez : Je m'attendais un peu à une réécriture plus méta, et c'est ce qu'on a eu. En gros on a rajouté du « scénario » aux « thématiques », un peu comme on l'avait fait dans Dissidia en enrichissant l'histoire de Garland. Ce n'était pas forcément utile, mais je ne pense pas que les gens aient joué à Stranger of Paradise pour l'histoire. Le jeu est devenu un meme avant même sa sortie et c'est évident qu'il ne se prend pas trop au sérieux. Au fond, on a gardé les mêmes idées, celle d'un désordre/chaos dès lors que les énergies naturelles deviennent hors de contrôle, qu'elles ne correspondent plus à un environnement humain. J'ai apprécié, malgré tout, que le jeu aborde la quasi-inévitabilité des Ténèbres, l'aspect cyclique des choses, mais c'étaient là des thèmes déjà traités dans Final Fantasy III ou meme XV.
Mais tu sais, ce que je trouvais chouette avec le tout premier FF, c'est qu'il n'y avait justement pas grand chose au-delà de ses thématiques premières : le chaos était appelé Chaos, les héros n'avaient pas de noms ni la moindre ligne de dialogue, en gros on avait vraiment affaire à un mythe, ou au pire un conte, à des symboles dans leurs incarnations les plus basiques, les plus archétypales. Stranger of Paradise se retrouvait peut-être dans une espèce d'entre-deux inconfortable où les idées de « guerrier de lumière » ou de « cristaux élémentaires » allaient devenir ridicules si le scénario s'était pris trop au sérieux, notamment en intégrant des extraterrestres, de la technologie, un certain réalisme... Mais c'est mon avis, et j'ai beaucoup aimé le jeu, au moins d'un point de vue gameplay. C'était fun !
Final Fantasy IX est l’un des épisodes qui a bercé mes jeunes années. « Vivre, c’est prouver qu’on vit », la réflexion qui résonne dans l'esprit de Bibi Orunitia pendant toute l'aventure, me hante depuis plus de 20 ans. Irais-tu jusqu’à dire que Final Fantasy IX est le plus philosophique des FF ?
Rémi Lopez : Oui et non. Ça dépend ce que tu appelles philosophie. Je trouve que le terme est dévoyé, dans le sens où l'on parle trop souvent, à mon sens, de « réflexion philosophique » dès qu'il s'agit de réfléchir deux minutes sur le sens d'une histoire, même de manière assez stérile. C'est comme un gage de qualité, j'ai l'impression. Une « réflexion » c'est bien, mais une « réflexion philosophique », c'est tellement plus profond ! Je ne crois pas. Pour moi FFIX aborde des questions compliquées au même titre que tous les autres épisodes de la série. La différence, c'est que quelques artworks présentent les personnages associés à un sujet de Bac. Mais prends FFXII par exemple : la princesse Ashe est confrontée à un dilemme moral en se voyant confier la même arme de destruction massive que son adversaire, qui menace de l'utiliser pour sa guerre de conquête. Si elle emploie les mêmes méthodes, devient-elle comme son ennemi ? Au fond, est-ce que la fin justifie les moyens ? Tu vois, on peut formuler ce genre d'interrogation, de questions abstraites, difficiles, avec tous les jeux de la série. La fin de Final Fantasy VI, idem, avec la tirade nihiliste de Kefka sur l'inutilité de bâtir ce qui finira détruit.
Mais évidemment, le personnage de Bibi est formidable, peut-être l'un des plus intéressants de la série. Et oui, les questions qui l'obsèdent ont une portée philosophique parce qu'elles sont très abstraites. Je trouve d'ailleurs, et j'en ai parlé dans le livre, que l'expression de l'angoisse existentielle était particulièrement bien rendue. Ce n'est pas tant que Bibi se pose des questions sur la nature de la vie, c'est surtout qu'il souffre considérablement de son incapacité à formuler des réponses satisfaisantes. C'est un cercle vicieux, derrière, qui plonge dans la dépression. En cela, aussi, même si je trouve les personnages de FFIX un peu « simples » parfois, leurs intéractions élèvent le casting au-dessus de beaucoup d'autres. C'est d'ailleurs ce qui fait, à mon sens, un bon groupe : sa toile relationnelle. Quand on a un but commun mais qu'on ne se comprend pas, comme Djidane et Tarask, ça donne lieu à des échanges qui enrichissent considérablement le côté « humain » du jeu. Mes passages préférés sont tous ceux où Bibi et Djidane discutent, partagent leurs perspectives, et cherchent leurs mots. Des personnages isolés n'évoluent pas. Et je pense que traiter le thème du « sens de la vie » par des dialogues, des perspectives différentes et des désaccords est extrêmement productive. Donc est-ce que FFIX fait de la philosophie ? En quelque sorte. Mais il n'essaie pas de faire de la philosophie en tant que discipline intellectuelle, comme on l'enseignerait magistralement. Tant mieux, d'ailleurs.
Le livre n’aborde pas les deux épisodes en ligne que sont Final Fantasy XI et Final Fantasy XVI. Dirais-tu que leurs univers ne sont pas aussi profonds ? Penses-tu que la dimension collective n’apporte justement pas matière à réflexion ?
Rémi Lopez : Non, je ne dirais pas qu'ils soint moins profonds. Pour être tout à fait honnête, la première raison de leur absence vient simplement du fait que je ne joue pas aux MMORPG. J'avais essayé FFXIV pendant un temps, mais je me suis ennuyé, et je pense que c'est un investissement qui se paye uniquement sur la durée. Personnellement, je préfère multiplier les expériences ponctuelles (même si 50 heures peut paraître beaucoup) que de me lancer dans un jeu qui absorbera une partie de ma vie. Ca ne m'empêche pas d'envier ceux qui le font ! Quand j'entends des histoires de gens qui se sont faits des amis, des souvenirs mémorables et même trouvé leur mari ou épouse en mettant dix ans dans un jeu en ligne, je trouve ça chouette. Et quand tu parles de dimension collective, en fait je pense qu'il faudrait un bouquin entier - et même plusieurs - pour traiter le sujet. Et fatalement on s'éloignerait peut-être un peu du thème du mythe moderne, intéractif certes mais structuré. Donc à voir pour un volume 2, qui sait, mais en l'état je ne me voyais pas totalement changer de perspective, ou m'y risquer, pour un bouquin qui avait déjà trouvé sa structure.
Les premières bandes-annonces de Final Fantasy XVI, à paraître cet été, sont déjà riches en informations concernant l’univers, les enjeux et les potentielles inspirations des créateurs. Avec ton œil avisé, quelle première analyse en fais-tu ?
Rémi Lopez : En règle générale, je regarde un trailer, et évidemment j'ai vu ceux de Final Fantasy XVI, mais je ne passe pas mon temps à décortiquer les moindres détails, tout simplement parce que je les verrai mieux une fois le jeu sorti ! Peut-être suis-je d'un naturel très patient, mais quand je sais qu'un jeu que j'attends vraiment sort dans un an (ou même deux), je trépigne uniquement les quinze derniers jours précédant la sortie. Et tout comme j'évite de regarder les trailers de films, qui aujourd'hui ressemblent quand même à des résumés de 98% des évènements du long-métrage, je préfère garder un maximum de surprise. Après, bien sûr, je ne suis pas aveugle, et j'ai bien vu que les inspirations, au moins esthétiques, se rapprochaient clairement plus d'un Witcher que d'un Dragon Quest, et j'ai même été assez surpris de voir que le jeu ne semblait pas s'interdire un certain niveau de violence graphique. Dans sa classification, aussi, il laisse imaginer des sujets plus adultes, et je pense que c'est une bonne chose. Pas tant que Final Fantasy ait besoin d'effets de gore ou d'intrigues salaces, mais je pense que le renouvellement est dans l'ADN de la saga, et rien ne m'aurait plus déçu qu'une redite de ce qu'on a déjà eu par le passé. Même lointain.
Récemment, on a tellement eu de RPG typés « dans l'esprit des classiques des années 90 » (et je n'ai rien contre la nostalgie, bien au contraire, mais à quel moment se transforme-t-elle en stagnation créative ?) que j'espère vraiment quelque chose d'authentiquement neuf. Pas révolutionnaire, mais juste nouveau, même si l'on reste dans le carcan des thématiques et symboles du J-RPG. Après tout, c'est un genre !
Merci pour cet échange et pour ton temps ! As-tu un dernier mot à glisser aux lecteurs de Final Fantasy Ring ?
Rémi Lopez : J'espère vraiment que vous apprécierez le livre, et que vous vous reconnaîtrez au moins dans la passion que j'y ai versée. Tu sais, ça doit faire près de vingt ans que j'ai Final Fantasy Ring, Dream et World dans les favoris de mon navigateur, et je trouve ça assez dingue - dans le bon sens du terme - qu'en dépit des évolutions des modes de communication et d'Internet en général, les communautés soient encore là, avec peut-être des calvicies et des mômes à nourrir, mais là malgré tout. Je pense qu'on a tous des souvenirs sur les forums, avant même l'essor des réseaux sociaux, qu'on y a rencontré quantité de gens, tout ça autour d'une passion commune, et c'est quand même beau !
Propos recueillis par Bastien Péan pour Final Fantasy Ring.
Merci à Rémi pour son temps et à l'équipe de Third Editions.