L'entreprise de réhabilitation de la série Seiken Densetsu suit son cours. Après le remake 3D de Trials of Mana l'année dernière, c'est au tour de Legend of Mana d'enchanter notre été sur Switch, PS4 et PC après avoir envoûté les PlayStation japonaises et américaines en 1999. C'est un petit événement car Legend of Mana se révèle être un épisode « annexe » à la direction artistique tout aussi légendaire, épisode qui n'a jamais pris racine en Europe — jusqu'à aujourd'hui. Contournant la plupart des codes du genre en matière de game design, s'autorisant même une réalisation 2D à l'opposé des superproductions en 3D de l'époque, le petit protégé de Koichi Ishii et Akitoshi Kawazu est avant tout un jeu-concept étrange qui aujourd'hui encore ne laisse pas indifférent.
L'aventure à la carte
Depuis l'inoubliable Mystic Quest sorti sur Game Boy en 1991, la série Seiken Densetsu fait bourgeonner dans tous ses volets une mythologie et une grammaire communes apportant un peu de relief aux poncifs habituels du genre. On y retrouve l'impérissable Arbre Mana, source de vie et de magie assurant l'équilibre du monde. L'introduction de Legend of Mana ne déroge pas à cette règle, à ceci près que l'aura de l'Arbre Mana n'est plus qu'un lointain souvenir d'une époque où cette vieille branche n'avait pas encore été réduite en cendres. Si les conflits qui ont tourmenté les peuples avides de son pouvoir sont désormais de l'histoire ancienne, l'énergie légendaire de Mana aurait été conservée dans des « artefacts » disséminés aux quatre coins de Fa'Diel. Mais pour parcourir le monde, encore faut-il le construire. C'est toute la promesse de Legend of Mana qui abandonne dès les premières minutes le joueur au milieu d'une carte où ne trône qu'une petite maison. Ce premier artefact est le premier d'une longue série. Les suivants, généralement dégotés en accomplissant des quêtes, seront eux aussi librement positionnés sur la carte. Le joueur devient ainsi créateur dans cet univers où, selon la prophétie, l'imagination fait loi.
Sur le papier, la promesse d'un « monde dont vous êtes le héros » et ses multiples combinaisons possibles est séduisante mais elle se retrouve ici saccagée par une absence quasi-totale de trame scénaristique, d'enjeux d'envergure et... de coups de pouce. Legend of Mana consiste en une grosse soixantaine de quêtes — généralement accomplies en une vingtaine de minutes — à initier en discutant avec les habitants des différentes villes et donjons posés sur la carte à chaque artefact collecté. Ces petites histoires sont pour la plupart indépendantes et teintées de naïveté, mais certaines d'entre-elles invoquent les mêmes protagonistes pour former de véritables arcs : c'est grâce à ces fils rouges, aux personnages hauts en couleur et à l'opportunité de donner vie à ces petits mondes que l'aventure maintient en haleine. Pour parvenir à afficher les crédits — comptez 25 heures — il vous faudra probablement vous résoudre à feuilleter un guide, tant l'absence de carte et d'indications sur les prochaines étapes à suivre rend à quelques occasions l'expérience aride voire déconcertante. C'est notamment le cas quand deux quêtes entreprises en même temps invoquent un même PNJ. C'est probablement le prix à payer pour découvrir l'un des premiers « mondes ouverts » qui n'ait jamais existé.
L'art de l'imprécision
Pour se distinguer de Final Fantasy et ses combats au tour par tour, Seiken Densetsu a toujours favorisé une approche dynamique et fluide. Probablement inspiré par Chrono Trigger (sorti 4 ans plus tôt sur Super Nintendo), Legend of Mana inaugure une phase de transition rapide entre l'exploration et les affrontements. Si la création du héros ou de l'héroïne permet au joueur de choisir son arme de prédilection, on ressent manette en main assez peu de différence entre le maniement d'une épée, un marteau ou une lance. Pour anéantir l'adversaire, il suffit de marteler les deux boutons d'attaque sans réelle subtilité tout en réalisant quelques rares combos sans même se soucier d'une quelconque esquive ou des techniques spéciales et magies également débloquées avec le temps. Les joutes, y compris les combats de boss, sont un peu molles et expédiées en quelques secondes. Dans Legend of Mana, les principaux ennemis sont en fait les hitboxes d'une cruauté incorrigible, qui nécessitent d'être parfaitement aligné sur le même axe sous peine de manquer sa cible. Il aurait été courtois de la part de Square Enix de profiter de l'occasion d'un tel Remaster pour corriger ces impairs, tout comme les quelques ralentissements qui sévissent quand les animations de sprites sont nombreuses ou quand il s'agit de récolter les cristaux d'expérience sur le terrain. Peut-être était-ce trop demander ?
Entre deux histoires d'amour impossible, chasses aux monstres et autres rencontres avec les fées, il est possible de s'adonner à quelques activités complémentaires. Parmi ces petits plus, qui ont fait le succès des RPG de cette génération, on trouve la capture et l'élevage de monstres, la culture de fruits, la forge d'équipements mais aussi la construction de golems pouvant vous accompagner au même titre qu'un petit familier (ou qu'un deuxième joueur !) sur le terrain. Cette version moderne incorpore même Ring Ring Land, un programme monochrome initialement conçu pour le PocketStation, dans lequel les familiers capturés peuvent s'entraîner au combat dans une bouillie de pixels dont l'accessoire, exclusif au Japon, avait le secret. Bien qu'anecdotique, l'intention est touchante et fera sans doute mouche auprès des anciens.
Beau bouleau !
La remasterisation de Final Fantasy VIII publiée il y a deux ans a révélé le challenge que représente la restauration d'un jeu mêlant modèles 3D et décors précalculés, notamment quand les fichiers sources sont introuvables — suivez mon regard. Cette version contemporaine de Legend of Mana s'en tire avec les honneurs en réussissant le pari osé de conserver un pixel art rugueux mais charmant d'époque superposé à des environnements intérieurs et extérieurs entièrement redessinées dans une qualité visuelle irréprochable. L'ensemble est rondelet, coloré, et très pur, si propre qu'on peine parfois à distinguer les entrées et sorties d'un écran. Au cours des dialogues, les personnages impliqués bénéficient d'une illustration soignée qui contribue grandement à l'immersion — il est amusant de les comparer à leur sprite pixellisé. Le résultat, fusion de deux époques, est étonnant à première vue, mais offre quelques panoramas sublimes qui à eux seuls justifient de continuer l'aventure. Le jeu conserve malgré tout quelques archaïsmes comme une carte du monde au look 32 bit, de rares effets qui paraissent cheap et une interface utilisateur qui demeure bien vilaine aujourd'hui.
Déjà célèbre pour les mélodies qu'elle a composées pour Street Fighter II ou encore Parasite Eve, quelques années avant la déferlante Kingdom Hearts, Yôko Shimomura explore dans la bande-originale de Legend of Mana des inspirations très différentes, jouant avec tout un éventail d'instruments, s'accordant des ritournelles pleines de candeur (« A Place With Heart » ou « The Wind Sings of a Journey ») comme des pistes beaucoup plus électriques lors des combats de boss (« Pain The Universe »). Là encore, bien que tout cela soit très sage et sans excès de génie, cette remasterisation permet de redécouvrir ces compositions dans des versions réorchestrées et bien plus harmonieuses qu'en 1999.
Trop novatrice à sa sortie, un poil archaïque pour 2021, l'aventure Legend of Mana reste aujourd'hui encore un véritable extraterrestre qui n'est assurément pas à mettre entre toutes les mains. Pour apprécier ce quatrième Seiken Densetsu à sa juste valeur, il faut accepter de déraciner les concepts habituels du J-RPG et de sauter dans le vide pour vivre une épopée en kit qui se construit autour de toutes petites histoires jusqu'au dénouement final. Parfois déconcertant dans sa progression contre-intuitive, souvent approximatif quand il faut sortir les armes, Legend of Mana agace mais confirme à chaque seconde son statut d'œuvre d'art tant la remasterisation graphique resplendit, en particulier sur le petit écran de la Switch. Mais cela suffit-il pour transformer une jeune pousse en diamant brut ?