Bêtement recalibré pour le marché occidental, vaguement ignoré par les joueurs à sa sortie mais rapidement acclamé par la critique, NieR avait en son temps tout d'un jeu esseulé, comme une tentative assez vaine de redonner le sourire aux jeux d'aventure japonais à la charnière entre réflexion, réflexes et contexte. Même si les temps ont changé et que les forces vives du jeu vidéo japonais font des merveilles ces derniers mois, personne n'avait imaginé Square Enix redonner carte blanche à son créateur fou Tarô Yokô, notamment après la catastrophe Drakengard 3. Accompagné de PlatinumGames à qui a été confié le développement, il est pourtant de retour avec NieR: Automata, qui en une trentaine d'heures démontre que modestie et passion suffisent à faire chavirer nos cœurs... et nos consciences.
Fins du monde
Il est assez rare que je reste assis manette en main et bouche ouverte à regarder un interminable générique en repensant à tout ce qu'un jeu vient de me faire vivre. NieR: Automata aura eu cet honneur, non pas parce que sa conclusion est éprouvante physiquement — le niveau de difficulté peut être ajusté à tout moment — mais parce que la nouvelle pierre précieuse de Tarô Yokô condense des dizaines d'idées lumineuses, tant au niveau de son organisation que de son propos nuancé par les différents arcs qu'il est possible de parcourir. Dans cette suite spirituelle, qui partage toutefois des liens importants avec son grand frère, le joueur évolue sur une Terre conquise avec violence par les machines, seules survivantes du conflit qui les opposait autrefois aux humains. Eux ont désormais trouvé refuge sur la Lune, point de départ de l'histoire, d'où ils lâchent leurs dernières armes, les soldats androïdes de l'unité YoRHa. 2B et 9S, les deux héros de cette aventure qui en sont l'élite, ont alors pour mission de traverser les zones dévastées de ce monde laissé à l'abandon dans l'espoir d'offrir, un jour, un nouveau départ à l'humanité. Ils étaient loin d'imaginer que ce contexte pouvant tenir sur un Post-it ferait couler tant de sang, d'huile et de larmes. Beaucoup de larmes.
Toujours très inspirée par les fictions interactives et les livres dont vous êtes le héros, la plume du vétéran du défunt studio Cavia a de toute évidence encore été trempée dans un petit pot d'acide pour donner vie à un enchevêtrement de situations dramatiques parfois imprévisibles, et très souvent au-delà du très fragile quatrième mur. La construction de l'histoire elle-même étonne, si tant est que l'on ne connaisse pas les petites habitudes du réalisateur. La première partie bouclée en douze heures se conclut par une petite attention de « l'équipe RP de Square Enix » nous invitant à recommencer le jeu pour en découvrir toute la richesse. Commence alors un véritable tour de force, celui de proposer au joueur la même histoire, vue sous un autre angle et complétée par une nouvelle mécanique de gameplay : le piratage. Une fois ce second voyage de 7 heures terminé en empruntant la « route B », le message est clair : NieR: Automata vous prenait gentiment pour un idiot pendant cette promenade de santé qui ne constituait en réalité qu'une simple introduction au cœur du conflit, la route C, qui avec ses fins alternatives (les routes D et E) renferme le véritable sens caché de ce chef-d'œuvre quelque part entre Ghost in the Shell, Evangelion et Blade Runner. Jamais un récit de fin du monde n'a aussi bien abordé les sujets progressistes que sont la préservation de la mémoire collective, l'existentialisme et l'autonomie des machines, et ce malgré des antagonistes parfois sous-exploités à la limite de la figuration. « Chaque homme doit inventer son chemin » disait Jean-Paul Sarte. Automata en possède 26, souvent à la frontière entre liberté, égalité, fatalité.
Je ne peux pas m'imaginer que les humains, qui ont passé ces 2000 dernières années à s'entretuer, connaîtront une fin heureuse.
Gender is over
L'association inédite de Square Enix avec PlatinumGames, développeurs des modèles du genre que sont Bayonetta et Metal Gear Rising: Revengeance, n'est pas le fruit du hasard. Il fallait donner à la franchise NieR la pêche dont manquaient cruellement les combats du premier épisode. « PlatinumGames est l'un des meilleurs studios du monde, c'est vraiment un avantage considérable de les avoir à nos côtés », expliquait le producteur Yōsuke Saito il y a encore quelques semaines. De ses lointains cousins, Automata reprend la vivacité des affrontements, où les enchaînements ultra-chorégraphiés se mêlent aux esquives en souplesse, signature indélébile du game designer Takahisa Taura. On trouve rapidement ses marques malgré une disposition des touches pas toujours ergonomique, notamment en ce qui concerne la visée et le tir à distance. Attaques faibles, frappes appuyées et parades s'enchaînent avec une facilité déconcertante pour que les avalanches d'ennemis que réservent certaines zones ne soient qu'un détail.
Considérer cette suite comme un vulgaire beat them all serait une insulte à la créativité de ses développeurs. On ne peut d'ailleurs que sourire à l'idée d'imaginer un joueur non averti se plonger dans ce qu'il pense être un énième jeu d'action. Comme NieR premier du nom, Automata jongle avec les genres, avec une agilité déconcertante. C'est du côté des shoot them up (ces jeux de tirs allant de R-Type au plus récent Under Defeat) qu'il puise son inspiration principale en proposant dès son introduction de longues séquences salvatrices où 2B et 9S embarquent à bord de leur modules de vol. Au sol, la recette des jeux de caméras fonctionne toujours aussi bien, notamment dans la « première » zone du jeu, l'usine, où la distance d'affichage et les clairs-obscurs font des merveilles. Bien sûr, Square Enix oblige, les personnages héritent de points d'expériences, d'argent et d'objets plus ou moins rares à la fin de chaque combat. Si la courbe de progression des niveaux est assez dirigiste, le joueur est libre d'améliorer et de confier à ses héros les armes de son choix. Les compétences, elles, s'obtiennent en récoltant des puces de fonctionnalité à fusionner et à optimiser pour composer l'androïde soldat qui vous convient. Prudent, j'ai privilégié la défense, avec des fonctionnalités de soins constants, mais d'autres aventuriers privilégieront probablement les puces les plus offensives et destructrices. Quitte à anéantir l'ennemi, autant le faire à sa sauce, non ?
Loin des yeux, près du chœur
La générosité dont fait preuve NieR: Automata ne doit pas éclipser l'une de ses plus grandes faiblesses : sa réalisation technique d'une autre époque. Avec le temps, nous avons appris à apprécier les jeux de Tarô Yokô pour leur caractère et non pour leur cosmétique, mais on ne peut pas s'empêcher de penser, au premier regard, que cette suite débarque quatre ans trop tard et sur la mauvaise génération de consoles. Bien qu'assez variés, les environnements, certes rongés par la guerre, manquent de finesse et de matière notamment lorsque l'on prend un peu de hauteur. Cette économie de moyens est probablement la seule solution trouvée par l'équipe pour garantir la fluidité chère à PlatinumGames. Un compromis que l'on adopte assez vite car à 60 images par seconde, c'est incontestable, les chorégraphies des combats et les superbes animations gagnent en intensité. On notera quand même quelques ralentissements, même sur PlayStation 4 Pro, lors des assauts les plus frénétiques et dans les environnements les plus « ouverts ». Les guillemets sont de rigueur, car Automata n'a de l'open world que la philosophie. Humilité oblige, les zones sont assez vastes mais reliées par de longs couloirs ou sous-terrains pas très inspirés qui font office de sas de transition. On en vient rapidement à utiliser le système de téléportation pour s'éviter de longs allers-retours dans le hub central, une ville abandonnée de plus en plus accidentée — pour ne pas dire dévastée — à mesure que l'histoire se découvre.
L'ambiance apocalyptique, que nous pouvions déjà la ressentir dans les premières esquisses de l'artiste Akihiko Yoshida, est probablement la meilleure alliée du scénario. À ce titre, la direction artistique et les choix de mise en scène — comme l'aspect épisodique des différentes routes — sont essentiels et accentuent le propos dramatique qui, croyez-moi, prend littéralement aux tripes dans les dernières heures. Certains environnements comme le parc d'attraction ou le désert tranchent clairement avec d'autres zones beaucoup plus livides, presque inexpressives. Faut-il voir dans ces quelques déséquilibres artistiques une tentative d'ouverture à un public plus large ? Tarô Yokô n'a pas vraiment la réputation d'un créateur prêt à faire des compromis, mais il est évident que NieR: Automata est sur certains choix moins excessif que son prédécesseur (vous rappelez-vous de l'improbable chapitre textuel ?). S'il y a bien quelque chose qui demeure inchangé, c'est bien la créativité du compositeur Keiichi Okabe et des membres de son studio Monaca. Les musiques, souvent chantées, envoûtent dès les premières notes et contribuent à se plonger instantanément dans ce monde bizarroïde, où la nature (les instruments acoustiques et primitifs) rencontre la mécanique (les batteries massives, les chœurs lourds). Probablement en lice pour être élue bande originale de l'année, cette OST se montre aussi interactive. Si proposer des versions alternatives d'une même mélodie pour accompagner les déplacements du joueur est maintenant monnaie courante, avoir l'audace d'en faire des interprétations « chiptune » l'est beaucoup moins. On savourera surtout ces délicieux remixes régressifs au cours de la route B, pour des raisons que la brigade du spoiler m'empêche d'évoquer ici. Ces transcendances d'une intelligence rare sont le témoignage authentique de la réflexion méta que cherche à défricher NieR: Automata, un jeu qui, définitivement, ne ressemble à rien d'autre qu'à lui-même.
Authentique, généreux et gratifiant, NieR: Automata n'en reste pas moins un jeu vidéo né une génération trop tard. Mais comment en tenir rigueur à Tarô Yokô, dont l'esprit tourmenté concrétise une aventure au scénario et au gameplay d'une richesse rarement vue pour un projet dont le budget et l'équipe sont sans aucun doute à mille lieues des productions AAA actuelles ? Tout en modestie, Automata se hisse facilement au top des plus grands RPG d'action de 2017. Ceux que l'on aime faire, refaire, discuter, et dans lesquels on se replongera encore avec passion dans quelques années. Ceux qui jurent par leurs tripes plutôt que par leur apparence. Ceux qui marquent les esprits des humains... et des autres ?